InterviewG4E. Guy Carlier : « Dans le cœur des amoureux du foot, Bordeaux a toujours une place forte »
Parfois piquant, parfois touchant, fine plume et bel orateur pour ne pas dire conteur, Guy Carlier est amoureux de la vie et du football. Supporter de l’AS Monaco depuis toujours, celui qui a de multiples casquettes, celle de chroniqueur radiophonique et télévisuel, d’écrivain, ou encore de parolier, adore aussi se mettre en scène au sens propre comme au figuré, chose difficile pour l’instant des suites de la crise sanitaire. À désormais 71 ans, Guy a eu la chance et le privilège de connaitre les belles heures des Girondins de Bordeaux, que ce soit en tant que professionnel du sport, ou bien en tant que simple amateur de football, préférant d’ailleurs assister aux rencontres en tribune populaire pour retrouver l’essence même de sa passion qui est également la nôtre. Voici donc notre entretien avec ce personnage aussi unique qu’attachant, traitant du club au scapulaire. Interview.
Vous qui êtes un passionné de football, quels sont les premiers souvenirs que vous avez des Girondins de Bordeaux ?
Le premier match de ma vie que j’ai vu, c’était quand je vivais à Argenteuil, on traversait le pont et on arrive au stade de Colombes où jouait l’équipe de France et où se jouaient également les finales de Coupe. Cette année-là, Bordeaux avait joué en finale contre Lyon en finale de la Coupe de France 1964, ils avaient perdu 2-0. Mais Bordeaux, ça me relie à mon enfance. Pour l’anecdote, il y a une dizaine d’années, j’étais à Bordeaux pour la promo à la FNAC de mon livre. Avant, mon éditeur avait organisé un déjeuner dans un hôtel particulier. On avait mangé avec 5-6 journalistes et j’ai raconté alors que le stade Chaban Delmas m’avait toujours fait rêver par son architecture, notamment quand j’étais petit, avec ses espèces de tourelles. Je me disais que si j’habitais Bordeaux, j’aurais ma chambre dans ces tours. C’était un fantasme de môme, je m’imaginais déjà près de la fenêtre… Je parlais des Girondins des années 60 et un des journalistes était étonné que j’aime Bordeaux. Je lui ai dit que quand on aime le foot, on aime Bordeaux et moi j’étais capable de lui réciter les joueurs des Girondins du milieu des années 60, ce que j’ai fait. Et quand j’ai parlé de Moevi, qui était un joueur très dur d’ailleurs, il a dit que quelqu’un qui se souvient de ce joueur ne peut pas être forcément mauvais.
Mais de façon plus globale, Bordeaux fait partie des clubs qui ont fait l’histoire de Ligue 1, c’est quelque chose qui nous relie à l’enfance, au même titre que Lens, Saint-Etienne, les poteaux carrés. Bordeaux, j’ai toujours aimé ce maillot bleu, avec le scapulaire. Et puis il y a eu aussi cette grande épopée dans les années 90 avec Liza, Duga, Zizou…
On parle de Bordeaux comme la « Belle endormie ». Tout le monde met en avant que c’est une région où il fait bon vivre et où il n’y a pas de véritable pression. Est-ce que vous êtes d’accord avec cette image du club ?
C’est une équipe qui s’est un peu assoupie. Mais dans le cœur des amoureux du foot, Bordeaux a toujours une place forte. Mais elle est assoupie. A Lens, même s’ils sont en Ligue 2, il y a 30 000 personnes, des gens passionnés, etc… Bordeaux, c’est à l’image de la ville, c’est plus en retenue. Je me rappelle, il y a une dizaine d’années, quand je travaillais à Stade 2, j’étais venu à Bordeaux. Je me rappelle ce long couloir, il y avait Marius dans la cour carrée qui était là pour Girondins TV, qui m’avait interviewé. On voyait alors les joueurs qui allaient faire 12 kms pour rejoindre le terrain (rires). Même si je ne me souviens plus contre qui c’était, je me souviens que c’était assez triste. Les gens ne vibraient pas. Bon, j’étais dans les tribunes VIP parce que j’avais été invité et dans ces tribunes, c’est toujours mort. On te sert un cocktail et tout, mais moi, je m’en fous, je préfère acheter un hot-dog et être avec les gens. Personnellement, je préfère être au cœur du Virage ou avec les supporters bien évidemment. C’est là qu’on vit un match de foot. Il y avait une tiédeur dans le public… Mais je pense que l’arrivée d’Hatem Ben Arfa va donner de la chaleur et de la passion à ce club qui en manquait, aussi bien dans le jeu que dans son image.
Que pensez-vous de l’arrivée d’Hatem Ben Arfa justement ?
Bordeaux, ce n’était pas la folie jusqu’à présent. Ce n’est pas le soleil d’Austerlitz maintenant non plus mais quand même le soleil Ben Arfa, je trouve que ça réchauffe le jeu, le club. En plus, l’image de ce mec, qui est un joueur de football, pas un bourrin, c’est quelque chose de positif, même si vous allez avoir probablement des problèmes de gestion. Mais je pense qu’il y a un lien tel avec Jean-Louis Gasset que ça devrait le faire. J’ai vu le dernier match qui était vraiment chiant, comme la plupart des matchs de Bordeaux que je vois mais la chaleur, elle est venue d’Hatem Ben Arfa. Il a bonifié l’équipe. De toute façon, dans les grandes équipes, il y a toujours un numéro 10, même si ce poste n’existe plus aujourd’hui. Mais il y a toujours un joueur au-dessus qui donne la lumière à l’équipe.
Vous avez écrit un livre sur Mathieu Valbuena, critiqué pour sa petite taille. Cela nous fait penser à une légende des Girondins de Bordeaux qui a fait une très belle carrière, malgré son 1m62, c’est bien sûr Alain Giresse. Que pouvez-vous nous dire sur lui ?
On parlait d’Hatem Ben Arfa, et Alain Giresse, c’était le beau jeu aussi. On parle de technique individuelle et d’intelligence de jeu qui était extraordinaire. Il aurait pu avoir une carrière moins importante s’il était tombé sur le sélectionneur actuel qui ne l’aurait jamais aligné avec Platini en milieu de terrain. On est allé jouer en Espagne, il y avait 3 numéros 10 sur le terrain. Il y avait Genghini, Platini et Giresse et cela permettait d’avoir un jeu extraordinaire. L’intelligence d’Hidalgo, à qui je rends hommage, a été d’associer ces joueurs-là, qui ne rechignaient pas à défendre quand il le fallait. Giresse n’était pas un joueur qui attendait le ballon les mains sur les hanches, il était capable de donner le tempo technique de l’équipe. On se demande souvent ce qu’est le fond de jeu. C’est juste l’harmonie de la tactique mise en place par l’entraîneur dans la technique collective de l’équipe. Un jour, quelqu’un m’a parlé de Giresse en disant qu’on lui donnait des ballons carrés et qu’il en faisait des ballons ronds. Même si la passe qu’on lui faisait était désespérée, il en rendait un ballon propre. Cela me semble vraiment convenir à ce qu’était Alain Giresse. Il avait aussi une technique personnelle qui pouvait lui permettre de faire la différence tout seul quand il n’y avait pas de possibilité collective. Il fait partie des joueurs qui faisaient rêver les enfants.
Un autre joueur a marqué l’histoire de Bordeaux et de Monaco, dont vous êtes supporter, c’est Jean Tigana. Il a joué 8 saisons aux Girondins (326 matchs) et a entraîné Monaco durant 4 saisons au cours desquelles Monaco a été champion de France en 1997. Quels souvenirs gardez-vous de lui ?
Jean Tigana, il a fait partie du carré magique. Ce n’était pas spécialement un numéro 10 mais tout le monde se souvient de la façon dont il s’est arraché à l’Euro contre le Portugal à la fin du match pour aller centrer pour Platini. Un but incroyable. J’avais montré ce but en vidéo à mon fils avant qu’il n’aille faire un stage pendant les vacances scolaires aux Girondins. J’avais expliqué à mon fils qui était Jean Tigana et qu’il était maintenant entraîneur à Bordeaux. Je lui avais montré cette vidéo pour lui montrer qu’il ne fallait pas lâcher, qu’un petit bonhomme pouvait s’arracher pour donner une balle. Et quand je suis allé le récupérer à la fin de son stage aux Girondins, on nous a proposé de visiter les installations, les vestiaires… Et en arrivant à la salle où il y avait des vélos, Jean Tigana était en train d’en faire. On est donc allé le saluer et c’était génial car comme il avait vu cette vidéo, il savait qui il avait en face de lui. J’ai vu dans les yeux de Jean Tigana une certaine fierté. Pour moi, c’était important de lui transmettre ça. Le foot, comme en Angleterre ou en Italie, c’est une histoire de famille.
Dans votre livre, vous présentez Mathieu Valbuena comme un joueur ayant été « rejeté dès ses débuts aux Girondins de Bordeaux par des formateurs qui forment des formatés.» Est-ce que vous pensez que c’est un problème spécifique dans la formation bordelaise ou cela est le cas dans le football moderne en général ?
D’une part, ce n’est pas absolument spécifique à Bordeaux. Et d’autre part, je ne suis pas sûr que ce soit toujours vrai car les choses ont changé. Il s’est trouvé qu’il est tombé pile à l’époque des monstres comme Vieira. C’était une époque où il fallait que les gars soient athlétiques, ce n’était pas spécifique à Bordeaux. Je pense que ça ait été une politique délibérée à Bordeaux, c’est juste que c’était la mode. On se basait sur des mecs qui étaient des athlètes, c’était très important.
Les Girondins de Bordeaux ont été rachetés il y a deux ans par un fonds d’investissement américain, qui est décrié depuis son arrivée. Comment expliquer que M6 et Nicolas De Tavernost, qui est un vrai amoureux du club, aient accepté de vendre le club à la GACP en voyant cette nébuleuse avec plusieurs fonds d’investissement, et n’aient pas fait marche arrière ?
J’ai été très déçu de la façon cette histoire s’est terminée avec M6, mais aussi du manque de passion en général de la chaîne, du groupe pour les Girondins. Ils ont vécu la même histoire au PSG avant les Qataris. Canal avait vendu à un fonds d’investissement américain, un fonds de pension, ce sont des mamies qui sont au Bahamas avec leurs lunettes en forme de papillon qui vont claquer leurs thunes là-dedans. C’est un peu triste parce que le foot c’est une affaire de passion. A Marseille, il y a quand même une personne qui incarne cet investissement. A Paris et Bordeaux, ce sont des nébuleuses comme vous dites. Pour les joueurs, c’est très difficile quand le pouvoir n’est pas vraiment incarné par quelqu’un. Je ne veux pas faire l’éloge de Claude Bez mais quand vous avez une figure comme ça, comme Bernard Tapie, qui incarne une espèce d’image, de passion pour leur club, qui faisait qu’on sentait que le club avait une âme. Marseille avec Bernard Tapie, Bordeaux avec Claude Bez, c’était comme ça, l’équipe vibrait, c’était une évidence. Là, il y a un manque d’incarnation du pouvoir. J’aime beaucoup Jean-Louis Gasset mais lui, il est à l’étage en-dessous. Les joueurs peuvent se défoncer pour l’entraîneur, mais même lui, il a besoin d’un lien avec une hiérarchie forte, avec qui il peut avoir des différents mais qui soit passionnée. Le pire c’est l’indifférence. C’est juste du business et des calculs de rentabilité.
Aujourd’hui, les propriétaires américains de King Street ne communiquent pas. Par conséquent, aucune ligne directrice n’est clairement donnée. Et à sa tête, il y a Frédéric Longuépée, axé sur le côté commercial et développement, qui ne s’exprime jamais et qui refuse même de parler football…
J’ai vu ça et j’ai entendu Pierre Ménès en parler, c’est incroyable. Mais je n’imagine pas que cela puisse perdurer dans un club de foot. Même Alain Afflelou, on pense ce qu’on en veut, mais au moins il incarnait la passion et le club. Mais là, c’est terrible, ça ne peut pas continuer comme ça. Je sais qu’il y a une guerre et que les supporters sont en colère contre ça. Je comprends leur colère. Les américains n’ont pas intégré que les supporters et la passion font partie de l’actif d’un club. Puisqu’ils veulent des éléments comptables, la passion et les supporters ce sont les actifs immatériels mais réels du club. C’est une réalité. Regardez Lens à Bollaert, quand vous arrivez là-bas, vous avez des frissons. Les joueurs se défoncent, ils sont au-delà de leurs qualités. Si vous achetez un joueur tant de millions, le public avec son enthousiasme et sa passion, font que sa valeur augmente. Dans le jeu, le public a une valeur plus importante que celle estimée parce qu’il permet au joueur d’évoluer dans un environnement qui le pousse à se surpasser. Pour les joueurs de Lens ou de Marseille, c’est une évidence. Donc tant qu’ils n’auront pas compris ça, qu’ils ne communiqueront pas avec les supporters. Ce ne sont pas des cochons payeurs, ils font partie du club. On voit bien la tristesse des matchs dans les stades vides avec la Covid. Dès que le public va être de nouveau autorisé à assister aux matchs et tout ça, je pense que la pression des supporters sera plus sensible, visible. Ca ne peut pas durer comme ça, ce n’est pas possible.
Depuis l’arrivée des américains, on sent une volonté de faire du business, parfois au détriment des valeurs du club, en se basant notamment sur le trading de joueur. L’AS Monaco est justement dans cette dynamique de trading. Ils ont une certaine facilité de paiement pour acheter des joueurs à 1,2,5 Millions d’euros et espérer les vendre plus cher. Que pensez-vous que ce type de politique économique des clubs ?
A la limite, je dirais que ça peut être un modèle qui se justifie si ce n’est pas uniquement pour le profit. Si vous avez des structures de formation très performantes et que vous sortez régulièrement des jeunes, comme ça peut l’être à Lyon par exemple, vous intégrez ces joueurs peu à peu, ils prennent de la valeur et ils s’en vont ensuite à l’étranger. Cela signifie d’abord qu’avec votre club, vous vous fixez un plafond. Vous vous dites « mon club ne fera jamais partie des plus gros puisque je vais vendre des joueurs qui sont bons pour réaliser une affaire qui sera bonne financièrement et je repars avec un jeune ». On diminue donc la qualité de l’effectif. Ou alors vous vous trouvez avec des gens qui ont vraiment un projet comme les Qataris d’entrer dans les grands clubs européens, d’aller dans les derniers tours des finales de Champions League, etc… Dans ce cas-là, vous ne pouvez pas systématiquement vendre ces joueurs-là. Vous formez des joueurs, vous les prêtez quand vous avez des joueurs avec plus d’expérience. Quand ils sont prêts, vous les intégrez, donc vous n’affaiblissez pas l’équipe et surtout vous ne les vendez pas. Vous les prêtez et ils reviennent. Mais pour Monaco, à partir du moment où ils mettent en place ça, ils disent qu’au mieux, vu le niveau du championnat de France, on arrivera à se qualifier et être sur le podium et on fera les phases de poule de Ligue des Champions, et voilà. Si vous voulez être un grand club européen, ce n’est pas possible. J’entends que l’on veuille pratiquer ça, mais vous limitez forcément les objectifs du club.
En tant qu’amoureux du football, quand vous voyez un club comme Bordeaux, qui est une grande institution du football français, qui n’arrive pas à s’en sortir en enchaînant les entraîneurs, avec une instabilité dans la direction, des tensions avec le supporters et des joueurs qui peinent… On a l’impression qu’on a tous les ingrédients pour tuer le football à Bordeaux. Et à cela s’ajoute la Covid…
Je pense que si j’étais bordelais, si j’étais abonné, je serais très triste. Bien évidemment, avec ce contexte, tout est particulier et chamboulé. Il y a une fronde des supporters et je pense qu’ils doivent continuer à manifester leurs désaccords pour être entendus. C’est délicat parce que l’équipe va souffrir de cette guerre mais au bout du compte, je pense qu’il faut qu’ils aillent jusqu’au bout, c’est-à-dire, jusqu’à ce que les autres lâchent car ce ne sera plus gérable et vendent à des gens qui auront vraiment à des personnes qui ont un projet.
Aujourd’hui, l’équipe est entraînée par Jean-Louis Gasset, dont tout le monde s’accorde à dire que c’est une belle personne, un passionné de foot et un entraîneur meneur d’hommes. On imagine que ce doit être une personne que vous appréciez aussi, non ?
Oui, c’est quelqu’un que j’aime beaucoup. Vous avez vu quand il est parti de Saint-Etienne… Mais je pense qu’à Bordeaux, le problème n’est pas l’entraîneur, c’est la gouvernance. Le retour de Laurent Koscielny, j’ai trouvé ça bien de prendre un cadre comme ça. Si le mec est passionné par le projet, d’entraîner les jeunes, tout cela se délite. Vous avez quand même des gens dans l’équipe, des cadres qui sont des types qui pourraient vraiment donner leur dynamique. Un mec comme Jimmy Briand, tout comme Laurent Koscielny, c’est quelqu’un qui a un vécu et une histoire dans le foot et il faut qu’il soit au service d’un projet. Que le capitaine lui-même soit motivé et qu’il entraîne l’équipe derrière lui.
On a l’impression justement que l’instabilité entraîne une peur chez les joueurs de se lâcher réellement. Parce que si on regarde réellement l’effectif des Girondins, il est quand même intéressant, on a fini 12ème l’année dernière. On a l’impression que cette peur les empêche de jouer…
Oui, je pense que quand vous ne savez pas pour qui vous allez vous défoncer sur le terrain et que vous ne savez pas l’intérêt que vous porte celui pour qui vous allez vous défoncez, au final, vous ne vous défoncez pas…
Pour revenir au match de ce week-end, Bordeaux se déplace à Monaco. Monaco a fini 9ème la saison dernière puisque le championnat a été arrêté pour cause de Covid et ne joue donc pas la Coupe d’Europe. Cette saison, ils font un début de saison moyen et sont au milieu du classement. Comment voyez-vous ce match ?
J’ai vu le dernier match de Bordeaux et celui de Monaco aussi. Monaco a perdu à Lyon mais en jouant vraiment. C’était un très beau match, notamment en première mi-temps. Ils se sont fait prendre un contre par Lyon, qui a une attaque de feu. Monaco s’est fait punir mais il y a un potentiel technique et je pense que s’ils arrivent à imposer leur jeu offensif, ça va être difficile pour Bordeaux. Ca va être un match intéressant dans la capacité de Bordeaux à réagir, à faire des contres, dans leur volonté de se dépasser.
Un pronostic ?
Je vois un match nul, mais avec des buts. 2-2. Je pense qu’ils vont commencer à s’habituer à jouer autour, pour et avec Hatem Ben Arfa.