InterviewG4E. Bernard Lions : « Bordeaux, c’est un passé, une histoire, une culture, une passion. Ça fait vraiment partie des 4-5 piliers du football français »

    Photo Iconsport

    On ne le présente plus, mais on va le faire quand même. Bernard Lions est un « grand reporter » L’Equipe, qui officie aujourd’hui du côté du Forez, et donc de Saint-Etienne. Mais pas que. Vous pouvez le voir régulièrement sur la Chaine L’Equipe, que ce soit dans les émissions de l’après-midi ou du soir. Alors, oui, mais pourquoi lui ? La réponse est plutôt simple. Bernard a suivi de très près les Girondins de Bordeaux pendant plusieurs années dans le cadre de son travail, et particulièrement celle de l’année du dernier titre de Champion de France du club au scapulaire. Ayant une analyse souvent juste et sans concession, très souvent argumentée, de chaque actualité footballistique, il continua à suivre de près notre club jusqu’à aujourd’hui. Mais ça, vous vous en rendrez compte à la lecture de ses réponses à nos questions. Même si nous en sommes tous au même point, celui du confinement, il est à souligner que Bernard Lions a pris du temps pour nous répondre, avec bienveillance et passion du ballon rond. A ce titre, nous le remercions grandement car nous avons pris autant de plaisir à l’écouter par téléphone, que lors de ses interventions télévisuelles ou ses papiers dans le quotidien sportif national. Nous avons fait le choix de découper son intervention en deux parties. Vous retrouverez la seconde demain mardi à 8 heures. Une nouvelle fois, un très grand merci à Bernard pour le temps qu’il nous a accordé. Interview.

     

    Comment ça se passe le confinement pour vous ?

    Je suis envoyé spécial sur mon balcon donc c’est assez rigolo. C’est un peu une première mais de toute façon, il faut tous participer à l’effort national. Il faut que les gens comprennent que ce n’est pas le virus qui circule mais que c’est nous qui le faisons circuler donc à partir du moment où on arrête de circuler, plus vite on sera confiné, plus vite on en sortira. Toute la problématique de ce virus, c’est la gestion des gens et il faut que les gens le comprennent. C’est dur pour tout le monde. Il faut que les gens comprennent vite, sinon cela va s’étirer dans le temps. Et ils n’ont pas compris non plus qu’on n’était qu’au début de l’histoire. On n’est pas comme en Italie, on n’a pas encore atteint le pic. Il faut faire attention.

     

    On va remonter si vous le voulez bien au rachat des Girondins. Vous qui connaissez bien le monde du football, comment expliquez-vous que M6 ait vendu le club à GACP, alors même que de nombreux observateurs, et les Ultramarines, l’avaient mis en garde ? D’autant plus qu’il y avait certainement d’autres personnes intéressées…

    Si l’inquiétude venait du fait que c’était un fonds de pension, elle était légitime. Les fonds de pension par définition, ce sont des fonds d’investissement qui tablent leurs réussites sur un retour sur investissement assez rapide. Ils n’ont pas choisi les Girondins de Bordeaux par amour, mais par opportunité économique. Je sais que King Street était d’abord venu démarcher l’AS Saint-Etienne. Le président Romeyer, co-actionnaire du club avec Bernard Caïazzo, avait rencontré les représentants de King Street dans un hôtel à Lyon, six mois avant le rachat des Girondins de Bordeaux. L’ASSE n’avait pas senti le truc, justement parce que c’était un fonds de pension. Toute la difficulté pour les Girondins de Bordeaux, c’est que finalement, tu ne sais pas à qui tu l’as vendu. Quand tu vends le club de l’Olympique de Marseille à McCourt ou le FC Nantes à Kita, si je parle des clubs historiques français, ce sont des personnes qui achètent, même si derrière c’est rattaché à un groupe, une industrie. Mais au départ ce sont des hommes. Tu sais exactement ce que pèsent McCourt et Kita. Là, c’est un peu plus compliqué parce qu’en plus c’est une association de fonds de pension. Donc je trouve que les craintes des observateurs et en général des supporters bordelais étaient justifiés. La suite des événements malheureusement vous donnent raison. Parce que, si j’ai bien compris leur stratégie de fonctionnement, leur business-plan, c’est le trading-joueurs, c’est-à-dire l’achat et la revente de joueurs. On achète des jeunes joueurs, on les valorise et on les revend. C’est une espèce de truc dans tous les clubs en ce moment, les gens ne jurent plus que par ça, ce qui a fonctionné par exemple à Monaco, où ils ont fait d’énormes plus-values sur des joueurs comme James Rodriguez, Thomas Lemar. Mais ça n’a été que du one-shot. Quand on voit comment ça s’est passé à Monaco, ça a fonctionné pendant deux ans, avec un homme providentiel, dont je ne fais l’apologie, j’essaie juste d’être froid dans mon analyse, mais ça a remarquablement fonctionné. Mais aujourd’hui, ça ne fonctionne plus. Je veux bien qu’on décide qu’il n’y ait plus de centre de formation aux Girondins de Bordeaux, qu’on mette Patrick Battiston, qui est quand même un des symboles et piliers des Girondins au placard, qu’on fasse partir Marius Trésor, autre symbole du club, à la retraite, et on change tout ça en Academy. Mais je trouve que c’est extrêmement risqué et que ça ne fonctionnera pas. Les économistes parlent même de « pokerisation » du football. Je trouve le terme assez juste. Tu joues au poker, tu mises et tu peux gagner gros. Mais tu peux perdre gros aussi. C’est ma crainte pour les Girondins de Bordeaux et là, on parle d’un club historique du football français, on ne parle pas d’un club lambda. Bordeaux, c’est un passé, une histoire, une culture, une passion. Ça fait vraiment partie des 4-5 piliers du football français avec Nantes, Marseille, Saint-Etienne et aujourd’hui le Paris Saint-Germain. Je ne suis pas très optimiste pour Bordeaux en tout cas. Je ne vois pas très bien où va être assurée la pérennité du club.

     

    Du coup, comment expliquer que M6 ait accepté de vendre le club à la GACP et que Nicolas De Tavernost, qui n’est pas le premier venu, en voyant cette nébuleuse avec plusieurs fonds d’investissement, n’ait pas fait marche arrière ?

    C’est une bonne question. D’autant plus que Nicolas de Tavernost, c’est un bordelais. Pour l’avoir côtoyé dans les grandes heures avec Laurent Blanc, je peux vous dire qu’au départ, il n’avait pas du tout le virus foot, mais un peu le virus Girondins de Bordeaux parce qu’il avait étudié avec Jean-Louis Triaud à Sciences Po, si j’ai bonne mémoire. Il avait donc un attachement pour Bordeaux mais moins pour les Girondins et encore moins du foot. Mais avec le temps, il s’est vraiment piqué au jeu. Il s’est pris de passion pour le foot et pour les Girondins. Quand M6, parce que ce n’est pas De Tavernost qui a vendu lui-même, a vendu le club, avec le stade, je pensais que lui, en tant que capitaine d’industrie, en tant qu’homme très compétent dont on a vu ce qu’il a fait de M6, s’était abrité derrière ces garanties-là. Généralement, quand vous n’avez pas d’attaches sentimentales ou d’affiliation avec un club ou une entreprise, vous la vendez au plus offrant. Mais ce n’est pas le cas d’un Romeyer à Saint-Etienne ni de De Tavernost à Bordeaux. Je suis assez surpris, surtout que M6 est un média et que donc ils sont très soucieux de leur image. C’est une interrogation à laquelle je n’ai pas la réponse et cela me surprend beaucoup.

     

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    Photo Abaca

     

    Maintenant que King Street a repris en main le fonds d’investissement et donc la gestion du club seul, eux qui ne connaissent rien au foot, ça revient au système de « pokerisation » dont vous parliez tout à l’heure.

    On y va pour le business… Il y a les infrastructures dont notamment le stade qui est un formidable outil de communication et de développement. Autant faut-il être capable d’attirer les gens au Matmut Atlantique et cela pose un gros souci. Venir en voiture est compliqué, en transport également et je pense que tous les bordeluches sont nostalgiques de Chaban. Le stade est maintenant ouvert pour le rugby et quand vous jouez le même jour et à la même heure, le rugby fait plus que les Girondins. C’est un vrai souci de réflexion pour les dirigeants des Girondins d’arriver à remplir ce stade. A un moment, il ne faut pas se tromper, tu peux faire tous les business-plans que tu veux, tout part et tout revient au terrain. Tu ne peux pas fidéliser, fédérer des énergies positives en interne ou autour du club si tu n’as pas de résultats sur le terrain. Les Girondins sont malheureusement aujourd’hui, je le regrette beaucoup, redevenus un club lambda de Ligue 1.

     

    King Street ne fait aucune communication et aucune personne physique originaire de ce fonds ne communique. Par conséquent, aucune ligne directrice n’est donnée. Et à sa tête, il y a Frédéric Longuépée, axé sur le côté commercial et développement, ne s’exprimant jamais, et refusant de parler football. Quel regard portez-vous sur lui, et pensez-vous qu’il ait été installé au bon poste ?

    C’est tout le problème de ces entreprises qui investissent dans le football. Ils mettent en place des règles de management d’entreprise et c’est ce qu’il faut car aujourd’hui les clubs ne sont plus des associations sportives mais des sociétés de spectacle de droit privé. C’est donc régi comme une entreprise, mais il faut aussi que les investisseurs prennent en compte la dimension publique et de communication. Quand tu achètes ou investies dans une entreprise lambda, tu travailles sur une communication pour soigner l’image de ta boîte. Mais le foot a la particularité d’appartenir à tout le monde. Parce que c’est une communauté de passionnés et il n’y a que la passion qui fait venir les supporters, jouer les joueurs. C’est ce qui fait que les Ultramarines viennent voir les matches de leurs clubs partout, c’est la passion. Les gens qui sont compétents, à l’extérieur du monde du football, ne prennent pas du tout la mesure de cette dimension affective et cette nécessité de communiquer d’avoir des relations permanentes avec « ta clientèle ». Il faut créer des synergies et que les gens s’y retrouvent. C’est vraiment le défaut que j’ai remarqué de tous ces gens-là : ils ne prennent pas en compte cette dimension médiatique et publique. Ils pensent donc qu’ils vont la gérer comme une entreprise lambda et mettent à la tête un technicien. Ce sont des gens qui sont complètement étrangers au monde si particulier du football et c’est pour cela que ça ne fonctionne pas. La première chose à faire est de mettre des gens du football. Je pense que le divorce avec les supporters vient de là, mais je ne parlerais pas à la place des supporters. Ils ne se reconnaissent pas à travers Longuépée ou King Street car ils ne les connaissent pas et n’arrivent pas à appréhender ce qu’ils veulent et les attentes des supporters. C’est une gestion froide, technique et mécanique. Le football c’est aux antipodes de ça : c’est une communauté de passion, un partage d’émotion. De ce que j’en vois les Girondins, c’est l’opposé de ça. Prenez Jean-Louis Triaud, qui était un homme du rugby, mais c’est quelqu’un qui, de par son beau-père qui a été un grand président des Girondins de Bordeaux dans les années 60-70, avait cette culture, cette histoire et passion. Pour l’avoir fréquenté pendant longtemps, il avait cette vraie passion du football. Cet automne, quand il y a eu un souci avec les Ultramarines, le dirigeant qui est descendu sur la pelouse et est allé parler aux Ultramarines, c’était le président Triaud : c’était surréaliste. Aujourd’hui, il n’y a pas d’héritier de Triaud. Un autre exemple : quand j’ai entendu parler qu’ils voulaient prendre comme ambassadeur du club Jean-Pierre Papin parce qu’il était Ballon d’or et qu’en termes de marketing et de commercial c’était très bien, je me dis, avec tout le respect que j’ai pour Jean-Pierre Papin, c’est une insulte faite aux Girondins de Bordeaux. Parce que l’homme qui incarne les Girondins de Bordeaux, qui fait le lien entre le passé, le présent et le futur, c’est Alain Giresse. Je sais qu’Alain Giresse les a rencontrés et ils n’ont pas retenu sa candidature. Je regrette beaucoup que des gens qui sont l’âme des Girondins de Bordeaux, qui ont un vrai attachement et un désintéressement, d’un point de vue carriériste, comme Battiston, Trésor, soient mis à l’annexe du club. Parce que c’est très important de transmettre la culture aux plus jeunes et tous ces investisseurs qui viennent de l’extérieur du monde du football, se trompent. Parce que si vous regardez tous les grands clubs, le Barça, le Real… Ils ont toujours des anciens qui assurent en interne cette continuité entre le passé, le présent et l’avenir. Ils sont indispensables pour maintenir la flamme de leurs clubs. Vouloir imposer une greffe artificielle, ça ne prend pas.

     

    Les supporters essaient justement depuis quelques mois de casser, dévaloriser l’image de King Street, pour ce groupe qui, comme vous le disiez, est très axé sur leur aspect commercial. Le but est de les pousser à revendre le club, il y a notamment eu des rumeurs de potentiels repreneurs. Est-ce que vous pensez que les Ultramarines et les supporters en général peuvent avoir un impact sur eux ?

    La vox populi, surtout dans un monde aussi particulier que le sport en général et le football en particulier, oui, forcément. Tes supporters, tes Ultras constituent le noyau dur de ta « clientèle ». Forcément tu es obligé d’en tenir compte. Quand je parlais du particularisme du football, c’est que par exemple, si tu n’es pas content des meubles que tu n’arrives pas à monter chez Ikea, tu ne vas plus chez Ikea. Tu n’es pas content de la bouffe qu’on te sert dans un resto, tu ne vas plus dans ce resto. Mais, tu ne vas pas manifester dans la rue, tu ne vas pas envahir le restaurant, tu ne vas pas demander la tête du patron du restaurant ou du chef cuisinier. C’est là où le football est un monde différent et le fait qu’ils veulent faire pression pour les faire partir, oui, je comprends. Mais je me suis toujours méfié des chants qui partent des virages « Direction démission ». A l’époque, c’était vrai quand c’était des sociétés d’économie mixte, avec un système régie par les lois associatives. Aujourd’hui, pour partir, il faut vendre. Et quand on voit l’économie actuelle du football, c’est extrêmement compliqué, déjà de retrouver un repreneur solide et quand tu viens d’acheter un club, de trouver à le revendre, c’est encore plus compliqué. Je ne dis pas que les supporters vont être obligés de vivre quelques années avec ce mariage de raison plutôt que de passion, mais il y a quand même de fortes probabilités. Moi, je n’ai jamais compris ce qui se passait à Bordeaux. Quand je les suivais de près, j’étais convaincu d’une chose, dont je ne comprends pas qu’elle soit déjà arrivée : pourquoi les Girondins de Bordeaux n’ont toujours pas été rachetés par un grand groupe chinois ? Quand tu regardes l’économie du cépage bordelais, tu t’aperçois que sur les grands crus, il y a, à peu près, 8 à 10% de capitaux chinois. Développer les Girondins de Bordeaux en Asie, c’est quelque chose d’extraordinaire. Parce qu’un des mots-clés quand tu penses à la France, tu penses Tour Eiffel, Paris, De Gaulle, Zidane et puis Bordeaux.

     

    Justement actuellement, on se pose face à un problème qui dérange les supporters qui est que Longuépée et King Street sont en train de créer la marque Bordeaux, qui prend la place de celle des Girondins de Bordeaux, pour pouvoir mieux la vendre. Ça risque d’être le même problème…

    Ce qu’ils veulent faire c’est ce qu’a fait le Paris Saint-Germain. Il y a quelques années, ils ont changé le logo, où ils ont enlevé notamment l’année de création du club parce que 1970, c’était trop jeune par rapport aux grands clubs historiques espagnols, anglais, italiens… Ils ont enlevé le berceau parce Saint-Germain qui était le berceau des Rois de France, ça ne parlait pas à l’étranger. Ils ont créé la marque Paris. Je suis convaincu que les Girondins de Bordeaux ont un avenir grâce à ce nom « Bordeaux », qui est un mot magique, un vecteur de communication, pas aussi fort mais presque que quand tu t’appelles Paris Saint-Germain, que tu te rebaptises Paris et que tu as la Tour Eiffel sur le cœur. Vous avez le Haillan qui a vieilli mais qui reste un outil de travail formidable, vous avez un stade ultra-moderne aujourd’hui, malgré le fait qu’il me semble un peu froid et qu’il faudrait en faciliter l’accès, mais Bordeaux a un potentiel extraordinaire. Et plus aujourd’hui qu’un club comme Saint-Etienne ou comme Nantes, si je prends des clubs d’égal niveau du bastion français, Bordeaux a réellement un avenir. Encore faut-il savoir l’exploiter et qu’il soit repris par des gens compétents et des gens du foot. Si tu viens que pour faire du trading joueurs et te barrer dans les 5 ans, ça ne marchera pas. Mais si tu viens pour développer une politique touristique avec cette « belle endormie », surnom que l’on donnait à Bordeaux, qui s’est quand même bien réveillée, c’est quand même une ville et une région formidables, avec un club historique et tout le vignoble bordelais… Tu as un outil de travail formidable. Pour moi, l’avenir des Girondins de Bordeaux, passe par la Chine.

     

    A demain, 8 heures, pour la seconde partie de l’interview de Bernard Lions

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